Penser le nécessaire « virage technologique » du système de santé

Par Catherine Régis, Vincent Gautrais et Antoine Guilmain

 

« In 2050, healthcare is transparent, decision trees are available, online content is curated, patients are empowered, doctors are web-savvy and collaborative barriers are gone forever. »

 

Dans un « tweet » – forcément limité en nombre de caractères – le docteur Bertalan Meskó tente de décrire les perspectives du secteur de la santé en 2050… Rien de moins ! Ce médecin a d’ailleurs récemment poussé l’analyse en publiant un livre s’intitulant « The Guide to the Future of Medicine: Technology AND the Human Touch » (2014) où il envisage vingt-deux possibilités technologiques pour le domaine médical, toutes aussi excitantes (parfois surprenantes) les unes que les autres : autonomisation du patient, télémédecine, robots chirurgicaux, médecine « sur mesure », imprimerie 3D, et même, exosquelettes ou cerveaux virtuels. Est-ce que la fiction dépasse la réalité ? Peut-être, pour certaines d’entre elles. Mais l’utopie n’est jamais qu’une réalité en puissance…

 

La cybersanté, une croyance globale

Les technologies médicales retiennent l’attention, suscitent de l’espoir, à tous les niveaux (académique, institutionnel ou commercial) et partout dans le monde. À titre d’illustration, au seul niveau international, on peut citer l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a institué un Global Observatory for eHealth, visant à recenser et favoriser les initiatives de cybersanté. Dans le même ordre d’idée, la Banque mondiale subventionne de nombreux projets-pilotes intégrant des solutions technologiques pour le secteur de la santé, comme en Mongolie par exemple. L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a publié de nombreux rapports sur l’intégration des technologies dans les différents systèmes de santé, dont un particulièrement intéressant « Improving Health Sector Efficiency The Role of Information and Communication Technologies ». Et c’est sans compter les différentes initiatives nationales pour informatiser le domaine de la santé (États-Unis, Europe, Australie, France, Nouvelle-Zélande, etc.). Sans l’ombre d’un doute, la cybersanté suscite une véritable effervescence, qui ne fait que commencer.

 

La cybersanté, une fonction centrale

Mais en fait, à quoi réfère exactement la « cybersanté » ? Il y a à peu près autant de définitions qu’il y a d’auteurs. En substance, c’est une traduction de l’expression anglaise « eHealth » où l’on vise aussi bien le traitement d’informations médicales (collecte, analyse et circulation de données liées aux soins médicaux) que la télémédecine (dispensation de soins médicaux). On peut d’ailleurs se référer à la définition suivante – qui n’en est d’ailleurs pas tout à fait une – et qui pourrait être retravaillée à bien des égards selon laquelle :

« La cybersanté est un domaine nouveau au carrefour de l’informatique médicale, de la santé et des affaires publiques. Elle s’entend des services de santé et de l’information offerts ou améliorés grâce à Internet et aux technologies connexes. Dans un sens plus large, cette expression se caractérise non seulement par un développement technique mais encore par un état d’esprit, une façon de penser, une attitude et l’engagement envers une pensée mondiale, en réseaux, afin d’améliorer les soins de santé aux niveaux local, régional et mondial par l’utilisation de l’information et des technologies de communication. »

 

Une définition qui n’en est pas tout à fait une dans la mesure où le phénomène s’attache, comme on peut le lire ici, à un objectif, une fonction : améliorer les soins de santé. En fait, ce couplage de ces deux domaines que sont la santé et le traitement de l’information se justifie de par les apports phénoménaux qu’il est susceptible d’autoriser. Sans que la technologie ne soit le remède à tous les maux, sans que la technologie ne puisse s’exonérer d’une humanité dont elle doit nécessairement se draper, l’étude du phénomène d’électronisation des services de santé ne se justifie que dans la mesure où il est capable d’améliorer les soins. Plus que de savoir ce qu’est la « cybersanté », il nous semble donc important de clamer haut et fort à quoi elle sert.

 

La cybersanté, un développement encore parcellaire

Pourtant, malgré la croyance envers les potentialités offertes, que l’on observe notamment dans un rapport sur « La cybersanté au Canada : les tendances actuelles et les défis à venir », le phénomène demeure encore presque embryonnaire. Dans ce rapport, certes de 2009, on souligne l’historique de l’industrie de la cybersanté, l’évolution requise des professions, sans oublier l’état des installations technologiques au Canada et l’avenir qui les attend, tout particulièrement en ce qui concerne l’instauration des dossiers de santé électroniques (DSE) et des dossiers médicaux électroniques (DME). Les potentialités sont là ; il faut désormais accompagner leur mise en place.

À titre d’illustration, prenons le cas peu reluisant du Québec dont l’implémentation de solutions technologiques est loin d’en faire un maillot jaune. Le rapport sur « La performance du système de santé et de services sociaux québécois 2014 » fait en effet ressortir, doux euphémisme, plusieurs difficultés. D’une part, parmi toutes les provinces, le Québec se classe seulement au 10e rang en innovation et transformation. D’autre part, la dimension de la continuité et coordination est aussi un aspect préoccupant du système de santé québécois. En effet, le Québec a un piètre résultat de 71,9 % d’atteinte de la balise d’excellence fixée dans ledit rapport et il se classe seulement au 3e rang, sur 3 provinces, alors que l’Alberta (97,6 % d’atteinte de la balise) et l’Ontario (96,1 % d’atteinte de la balise) obtiennent des résultats beaucoup plus élevés. La faible utilisation des technologies informatiques par les médecins explique en partie cette modeste performance. En fin de rapport, on peut lire la conclusion suivante :

« [L]a faible utilisation des technologies informatiques par les médecins entraîne diverses conséquences sur la performance. En effet, pour cette sous-dimension, le Québec arrive au dernier rang par rapport aux autres provinces canadiennes, avec un résultat bien en deçà de celui de l’ensemble du Canada. Le faible niveau d’utilisation des dossiers électroniques et des technologies de transferts d’information par les médecins est particulièrement flagrant et semble influer sur la coordination entre les différentes étapes et les divers intervenants, ce qui ressort comme une faiblesse importante du système. Cela s’observe dans la coordination entre les spécialistes et les médecins de famille, ainsi que dans la coordination des soins à la sortie de l’hôpital à la suite d’une chirurgie. »

 

 

La cybersanté, un développement à favoriser

Le nœud du problème se dégage donc aisément : comment encourager le recours aux technologies de l’information dans le secteur de la santé ? Optons pour les verres (légèrement déformants) du juriste pour envisager cette question – tout en restant conscient de la dimension nécessairement interdisciplinaire. Le droit de la santé au Québec repose sur un corpus juridique dense et complexe ; on parle tout azimut du Code civil du QuébecLoi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS), Loi sur santé publique, Loi sur la protection de la jeunesse, Loi sur l’assurance maladie, etc. Malgré cet éparpillement normatif (cliquez ici pour une vue d’ensemble et voir également), le système québécois de santé et de services sociaux doit satisfaire à un principe de gestion publique. Sur le plan provincial, la LSSSS établit un mode d’organisation des ressources humaines, matérielles et financières destiné à « favoriser la prestation efficace et efficiente de services de santé et de services sociaux, dans le respect des droits des usagers de ces services » (article 2 alinéa 8). Sur le plan fédéral, l’article 8 de la Loi canadienne sur la santé pose une condition de gestion publique, sous peine de sanction financière.

Il faut assurer la bonne gestion du système de santé et de services sociaux québécois, c’est indéniable. Mais pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas favoriser, par le droit, plus avant l’usage des technologies ? Cette faveur pourrait se faire sentir tant substantiellement que formellement.

 

La cybersanté, un développement à favoriser par l’intégration de principes directeurs

En premier lieu, il serait en effet possible d’intégrer dans certains corps de loi un principe directeur visant à favoriser l’emploi des technologies de l’information. C’est le choix qui a été fait par le législateur en 2014 dans le contexte spécifique de la procédure civile. L’article 26 du nouveau Code de procédure civile impose expressément de privilégier les moyens technologiques, sous certaines réserves et limites. Une disposition équivalente en droit de la santé ne serait pas si farfelue et pourrait se lire comme suit :

 

Dans l’administration du système de santé et de services sociaux (à la place de « Dans l’application du Code »), « il y a lieu de privilégier l’utilisation de tout moyen technologique approprié qui est disponible tant pour les usagers que pour les professionnels et les établissements (à la place de « tant pour les parties que pour le tribunal ») en tenant compte, pour ces derniers, de l’environnement technologique qui soutient l’activité des établissements (à la place de « du tribunal »). »

Une faveur technologique que l’on trouve également dans le Code civil du Québec où la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information a intégré plusieurs dispositions (Art. 5 ; Art. 6 ; Art. 7 ; Art. 10 ; Art. 11 ; Art. 29 et d’autres) qui visent implicitement, mais fermement, à favoriser l’admission en preuve des technologies numériques.

 

La cybersanté, un développement à favoriser par la mise en place d’un droit pluriel

En second lieu, sur le plan plus formel cette fois, il importe de prendre en considération que si la loi demeure et demeurera un outil souvent nécessaire pour insuffler des tendances, notamment par le biais des principes précités, il y a lieu de ne pas se limiter aux seules lois et règlements. Comme dans le droit des technologies, le droit de la santé gère la complexité qui lui est propre en utilisant différents « étages » normatifs. Ainsi, au-delà des normes formelles, les acteurs développent des normes, institutionnelles, contractuelles, individuelles, qui viennent préciser les engagements nécessairement généraux prévus dans les lois. Le domaine de la santé est un microcosme qui su développer abondamment des comités d’éthiques et autres structures normatives dont originent une multitude de politiques dont la portée est désormais avérée. Il s’agit donc davantage de réguler que de réglementer.

À ce stade, fort préliminaire, un bémol important s’impose : il ne s’agit pas de favoriser les technologies de l’information « à tout prix ». Il faut en effet raisonner en termes de balance d’intérêts en s’assurant bien que les technologies contribuent au bien-être des usagers et à une bonne administration du système de santé et de services sociaux. Plus concrètement, elles doivent d’abord et avant tout augmenter la qualité des soins et services (1), assurer leur efficience (2), limiter les coûts et les délais administratifs (3), et finalement, ouvrir la voie à de nouveaux moyens de traitement (4). En fait, le mot d’ordre pourrait se résumer ainsi : moderniser sans déshumaniser.

Vous l’aurez compris, ces observations préliminaires (pour ne pas dire exploratoires) doivent se poursuivre et être validées, tant sur le plan théorique que pratique. Plus précisément, ces quelques lignes constituent un « projet de projet » que nous (Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé et Chaire Wilson) souhaitons développer dans les mois à venir, avec nos partenaires du Centre of Genomics and Policy de l’Université de McGill sur la numérisation des services de santé. Néanmoins, et quoi que pleinement conscient que le domaine doit encore être pavé, nous croyons à la fois aux potentialités que les technologies sont susceptibles d’offrir mais aussi à celles que le droit, vu largement, peut apporter.

Ce contenu a été mis à jour le 18 août 2015 à 15 h 40 min.

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