Nouveau billet de blogue de la Chaire: Je n’ai pas peur des algorithmes informatiques…J’ai peur de notre incapacité à réfléchir sur nos besoins réels et nos objectifs.

Par Marie-Andrée Girard, anesthésiste et doctorante en droit de la santé à la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé.


Depuis ces derniers jours, lire les journaux me rend de plus en plus perplexe sur notre système de santé. Les histoires de dérapages dans l’organisation des soins de santé se multiplient : les coûts de Rendez-vous santé Québec qui monte en flèche, les médecins de famille qui se retrouvent pris dans une bureaucratisation à outrance et des patients qui tentent de survivre en attendant leur rendez-vous chez un spécialiste… Je lis plusieurs commentaires portant sur les coûts financiers et humains de notre système de santé, et je me demande sincèrement si ces dérapages ne sont pas les symptômes d’une maladie plus profonde qui affecte nos algorithmes décisionnels.

Car lorsqu’il s’agit d’étudier les systèmes de soins, on a tendance à voir les cas malheureux comme des anomalies, des incidents dans le système. C’est peut-être vrai parfois, mais quand ces incidents se multiplient, sont-ce vraiment des anomalies ? Paul Batalden, un des fondateurs de l’Institute for Healthcare Improvement (IHI), a déjà dit, suivant une traduction libre, que « chaque système est parfaitement conçu pour obtenir les résultats qu’il produit ». C’est peut-être un peu réducteur, mais ce n’en est pas moins vrai. Et c’est à cela qu’on devrait toujours penser au début de chaque projet, de chaque changement dans notre système de soins. Quand je lis des articles comme ceux mentionnés au début de ce texte, ou quand je considère mon expérience professionnelle, les ratés que je constate ne sont pas dus à des malversations, à des manques flagrants de leadership ou pire, à de l’incompétence administrative. Ces ratés me semblent découler d’un simple fait, que souligne Paul Batalden : on a tout simplement mal conçu le microsystème, on a fixé le mauvais objectif. Cette réflexion porte sur un élément externe au développement du système de santé me direz-vous, mais elle est éclairée par une certaine expérience.

Prenons le système Rendez-vous Santé Québec (RVSQ). À la base, c’est un algorithme informatique décisionnel, une série de commandes séquentielles complexes visant à atteindre un objectif qui définit la structure même du processus décisionnel. De l’extérieur, il semble que son objectif est d’attribuer un rendez-vous avec un médecin de famille à un citoyen donné. Relisez cet objectif. Quand vous entendez des histoires horribles de patients ou de soignants pris dans des situations dignes de Kafka, repensez encore à cet objectif. Parce que la plupart de ces évènements découlent des failles intrinsèques dans l’algorithme même.

La première faille a trait à la définition des professionnels concernés. Pourquoi avoir exclu du système tous les autres soignants de première ligne ? Les IPS (infirmières praticiennes spécialisées), les travailleurs sociaux, les psychologues, etc. travaillant dans le système public ? Particulièrement dans le cas des IPS, elles auraient pu être une porte d’entrée intéressante. Les médecins de famille font un travail important, ils sont des piliers et des pivots de la prise en charge des patients. La faille est donc de limiter l’algorithme au médecin de famille. C’est un algorithme décisionnel et informatique : il ne peut pas sortir des balises qui lui ont été données. Écrire l’objectif comme il est écrit, cela empêche le système de prise de rendez-vous de proposer d’autres solutions au citoyen, de le responsabiliser dans son choix de soignants et d’ouvrir ses horizons quant à sa prise en charge.

La seconde faille est plus pernicieuse et est malheureusement la cause de la plupart des soucis qui sont rapportés par les utilisateurs : le morcellement des responsabilités. RVSQ est un outil informatique créé par le Ministère des Services de santé et des services sociaux (MSSS) et donc l’outil en tant que tel est sous sa responsabilité. Il a été créé en parallèle des cliniques, groupes de médecins de famille et patients qui l’utiliseront. La méthode d’atteinte de l’objectif de jumelage ne tient donc pas compte des réalités propres de chacun des utilisateurs : il a été créé par la structure centrale sous un principe uniforme. Pourtant, l’objectif de l’algorithme est de faire un jumelage entre deux facteurs indépendants du MSSS, soit les disponibilités des patients et des cliniciens. Ainsi, le résultat efficace de ce jumelage est principalement sous la responsabilité des deux entités participantes : les cliniques, qui donnent des plages horaires et les patients, qui choisissent ces plages horaires. Si le citoyen est insatisfait du résultat ou des disponibilités sur l’outil, le ministère pourra dire qu’il y a eu jumelage et que le contenu ne dépend pas de lui, les cliniques pourront dire que le système est une charge supplémentaire dont elles n’ont pas la responsabilité, ce qui est vrai. Ce morcellement des responsabilités est une faille de structure dans l’objectif et elle est malheureusement assez commune dans notre système de soins.

Mais me direz-vous : « Et Bonjour Santé (BS) ? » En fait, c’est exactement le même principe, mais il semble plus efficace en raison de sa centralisation des responsabilités et de son bassin de cliniciens. Comme je l’ai rapidement dit ci-haut, tout algorithme de jumelage est dépendant des entrées faites, c’est-à-dire le nombre de plages horaires disponibles et par qui elles ont été inscrites dans le système. Contrairement à RVSQ, Bonjour Santé est une compagnie privée qui vend un service tant aux cliniciens qu’aux patients : la fluidité et la facilité de son système pour les cliniciens est la clé de leur participation. Son offre variée est la clé de sa popularité chez les patients. Elle a donc une boucle de rétroaction interne rapide pour s’assurer de maintenir cet avantage. Actuellement, c’est la participation des cliniques qui fait la différence entre RVSQ et BS : les médecins ne rapportent pas toutes leurs disponibilités dans le RSVQ (selon le site web de RVSQ, seulement 32 cliniques participent). Or, sur le site web de BS, on rapporte plus de 383 cliniques participant au service. De multiples raisons peuvent expliquer cette différence et la responsabilité plus globale de BS en est une. Dans ce contexte, la réalité pour l’utilisateur citoyen est plus avantageuse avec BS puisqu’elle est dépendante de l’offre des soignants : plus de cliniques participeront au jumelage, meilleur sera le choix du citoyen. Cependant, BS reste une compagnie privée œuvrant en marge du système public de soins et c’est cette partie du modèle de BS qui est contesté devant les tribunaux, mais pas la globalité de son algorithme. Il faut en effet souligner qu’aucun des demandeurs ne conteste la structure de BS, mais plutôt son modèle d’affaires en ce qui a trait aux citoyens. Il sera intéressant de lire la décision judiciaire !

La gestion humaine des algorithmes ne change rien aux failles que je viens de décrire, elle change simplement leur vitesse. Prenons les Centres de répartition des demandes de services ou CRDS. L’utilisateur a exactement les mêmes problèmes qu’avec un algorithme traditionnel informatique, et même plus. L’algorithme des CRDS comporte plusieurs paramètres et son objectif ici n’est pas le jumelage simple, comme l’est celui des algorithmes discutés ci-haut. L’objectif du CRDS est séquentiel et doit clairement prioriser les consultations de manière régionalisée pour ensuite les attribuer à un spécialiste donné. Relisez cet objectif. C’est un algorithme de priorisation du suivi d’un jumelage : la demande est évaluée en fonction de critères fixes de façon statique et est régionalisée. Chaque centre intégré de santé et de service sociaux (CISSS) en a mis un en place.

Ici encore, l’attribution des responsabilités crée un flou artistique qui n’aide pas à la fluidité de l’algorithme. Chaque région administrative possède un CRDS. L’outil est donc centralisé dans chaque CISSS et sous leur responsabilité. Les règles sont complexes. Qui est cependant responsable de son fonctionnement et de la communication entre les CRDS ? Les médecins de première ligne ont peu de contrôle sur les formulaires stricts à remplir, les infirmières qui évaluent les demandes utilisent un algorithme précis de classification et seules les consultations urgentes sont suivies. Et les consultations non urgentes envoyées en attente à certains spécialistes se retrouvent dans un vide de responsabilité : ce n’est pas le spécialiste, qui n’a pas pris en charge encore le patient, ce n’est pas le CRDS, qui a appliqué son algorithme et ce n’est plus le soignant de première ligne, qui n’a le contrôle sur la procédure qu’en répétant les demandes déjà faites pour les actualiser. Qui est alors responsable de ces patients ?

Aussi, dire que le CRDS est un algorithme qui limite le choix des patients est assez exact. La seule flexibilité intégrée dans l’algorithme dépend de la disponibilité des spécialistes ou de la demande spécifique d’un spécialiste X de la part de votre médecin. Même là, ces exceptions sont gérées par un algorithme du CRDS, pas par le soigné ou le soignant. Même si le soigné a de la famille dans telle région et qu’un spécialiste dans cette région lui conviendrait aussi, le citoyen ne peut pas en faire la demande. Même s’il habite sur le territoire d’un CISSS et qu’il travaille sur le territoire d’un autre CISSS, il ne peut demander un spécialiste dans sa région de travail. L’algorithme a été bâti, semblerait-il, avec un contrôle centralisé au niveau du CISSS.

Pour terminer, je crois fermement que l’application d’un algorithme informatique ou l’introduction de l’intelligence artificielle facilitera grandement l’accès à la première ligne de soignants et la fluidité du système par la suite, de par sa rapidité et son automatisme. Mais il faut se rappeler que chaque algorithme est précisément structuré pour atteindre un objectif particulier. Il nous faut donc être extrêmement vigilants lorsqu’on élabore ces paramètres. La finalité devrait être toujours le soin, la santé, et non pas les objectifs intermédiaires de nature administrative qui sont plus simples à satisfaire, mais très souvent réducteurs.

Ce contenu a été mis à jour le 15 novembre 2018 à 10 h 04 min.

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