La télésanté après la pandémie: Quelques difficultés et questions à régler

Par Marco Laverdière, avocat, chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal, enseignant au programme de maîtrise en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke et directeur général d’un ordre professionnel

Au cours des dernières semaines, plusieurs observateurs ont noté que la crise de la COVID-19 a notablement contribué à accélérer le déploiement de la télésanté, certains parlant même d’une révolution. Le recours accru à la télésanté a d’ailleurs été appuyé par les autorités gouvernementales et réglementaires, de diverses façons.

Au Québec, dans le décret du 13 mars suivant lequel l’état d’urgence sanitaire a été déclaré le gouvernement prévoyait que, de façon exceptionnelle, malgré l’article 22 du Règlement d’application de la Loi sur l’assurance maladie, les services liés à la COVID-19 fournis par correspondance ou par voie de télécommunication (donc en télésanté) par des professionnels de la santé hors établissement seraient considérés comme des services assurés au sens du régime d’assurance maladie du Québec, donc rémunérés pour les professionnels visés et sans frais pour les patients. Le Collège des médecins, lui, annonçait rapidement des exigences plus souples au plan du consentement, en indiquant que le consentement verbal du patient à la téléconsultation serait suffisant, mettant ainsi de côté l’exigence d’un consentement écrit dans les circonstances.

Cette situation n’est pas propre au Québec. Aux États-Unis, par exemple, le  « Office for Civil Rights » du « U.S Department of Health and Human Services » annonçait le 17 mars qu’il n’exercerait pas de recours contre les professionnels de la santé qui, en contravention avec la loi-cadre américaine portant notamment sur la télésanté (HIPAA), utiliseraient des « applications grand public », comme Skype et FaceTime pour rendre des services de santé à la population. Annonce similaire du côté de la France, alors qu’un décret en date du 9 mars autorisait, pour les personnes exposées au COVID-19, le remboursement de téléconsultation réalisées avec « n’importe lequel des moyens technologiques actuellement disponibles pour réaliser une vidéotransmission ».

Il est sans doute encore trop tôt pour déterminer avec précision quelles mesures favorables à la télésanté seront maintenues au terme de la pandémie, donc dans des conditions « normales ». On pourrait toutefois parier que maintenant que « le dentifrice est sorti du tube », il sera difficile de l’y réinsérer! Il est effectivement à prévoir que, tant du côté des patients que du côté des professionnels de la santé, certaines attentes, si ce n’est des habitudes, auront été créées, de telle sorte qu’un retour complet en arrière sera difficile, voire impossible.

Si donc le déploiement à plus large échelle de la télésanté est une réalité qui s’inscrira dans la durée, peut-être faudrait-il dès maintenant chercher à répondre à certaines difficultés ou à certaines questions qui subsistent à cet égard, au plan juridique et même pratique.

Sans prétention d’exhaustivité, en voici quelques-unes :

  • La sécurité, la confidentialité… et le difficile choix des moyens technologiques

Les professionnels de la santé qui rendent des services en téléconsultation n’échappent pas à leurs obligations déontologiques qui, pour ainsi dire, sont les mêmes que celles qui leur seraient applicables en « mode traditionnel », donc en présence du patient. Il en découle notamment qu’ils doivent s’acquitter de leurs obligations au chapitre du secret professionnel et de la confidentialité, de même qu’en ce qui concerne les des normes généralement reconnues dans leur discipline.

Cette assise conduit très souvent les autorités réglementaires à préciser les règles relatives à la téléconsultation en posant des exigences qui sont difficilement compréhensibles pour bon nombre de professionnels ou qui sont difficilement transposables dans certains milieux de soins non institutionnels, comme en cabinet privé. Ainsi, quand vient le temps de trouver une solution technologique adéquate au plan de la sécurité et de la confidentialité, les professionnels sont, plus souvent qu’autrement, laissés à eux-mêmes, sauf pour ceux qui exercent dans le réseau de la santé et des services sociaux où ces questions sont régies à un niveau institutionnel.  Dans le secteur privé, il faut ainsi composer avec le  jargon « techno-juridico-marketing » des fournisseurs des nombreux produits et services disponibles sur le marché, notamment quant aux affirmations liées à la conformité PIPEDA (pour le Canada) et HIPAA (pour les États-Unis), à défaut de pouvoir compter sur un engagement clair de respecter les lois québécoises applicables. Il s’avère alors bien difficile pour les professionnels de faire des choix avisés et éclairés à ce chapitre.

Il y aurait peut-être lieu, pour une instance comme le Bureau de certification et d’homologation du Ministère de la Santé et des Services sociaux, de donner des indications claires et actualisées sur les produits et services qui offrent un niveau de sécurité adéquat, non seulement pour le déploiement de solutions technologiques dans le réseau public de la santé et des services sociaux, mais aussi pour la pratique d’une profession de la santé hors établissement, donc en cabinet privé.

Des initiatives au niveau des ordres et associations professionnels visant à identifier de façon plus précise les solutions disponibles ne seraient pas à exclure également, peut-être en mettant en commun des ressources au plan financier, technologique et juridique. De façon plus audacieuse, des solutions adaptées au contexte québécois pourraient être développées, comme c’est le cas dans le secteur du droit et des affaires par exemple, où trois ordres professionnels ont contribué à l’émergence d’une forme de « Dropbox professionnel », mis à la disposition de leurs membres respectifs.

  • Le consentement : l’intérêt du patient avant la protection du professionnel

Lorsqu’il est question de télésanté, la question du consentement du patient est généralement abordée, parfois de façon un peu confuse, en traitant à la fois du consentement aux soins et du consentement relatif aux enjeux de confidentialité.

Pour le consentement aux soins, il s’agit de prendre en compte le fait que la consultation et la prestation de soins à distance peut évidemment entraîner non seulement des avantages, mais également des risques au plan clinique. Par exemple, si l’utilisation d’un moyen de télécommunication entraîne un risque particulier en raison d’une qualité d’image limitée ou de l’absence d’examen physique, ce risque devrait évidemment être divulgué en vue de l’obtention d’un consentement éclairé.

En ce qui concerne les enjeux de sécurité et de confidentialité, il s’agit évidemment de divulguer les risques liés aux potentielles fuites de données qui feraient en sorte que des intermédiaires ou d’autres tiers pourraient avoir accès à des informations protégées par le secret professionnel ou, autrement, par les lois en matière de protection des renseignements personnels.

Par ailleurs, comme l’avait souligné la Commission de l’éthique en science et en technologie dans un avis publié en 2014, la question du consentement devrait être posée de façon telle que le patient puisse soupeser les avantages et désavantages comparatifs d’une prestation de services en télésanté et en présentiel et ainsi pouvoir véritablement faire un choix entre l’une et l’autre des approches. C’est la dimension non seulement éclairée, mais aussi libre du consentement qui est ici en cause.

En poursuivant sur la question de la liberté de consentement, on pourrait aussi envisager qu’elle pourrait se poser dans le contexte où, pour une raison ou une autre, le recours à des moyens de télécommunication répondant à des caractéristiques de sécurité optimales ne serait pas possible. S’il s’avérait alors que la télésanté est, pour le patient, la seule ou la meilleure option pour obtenir les services requis dans les meilleurs délais, devrait-on reconnaître, comme le font actuellement les États-Unis et la France dans le contexte de la pandémie, le droit de recourir à une application grand public (Skype, FaceTime et autres)? Certains organismes professionnels ont généralement tendance à proscrire ou à déconseiller le recours à de telles applications, en raison de caractéristiques de sécurité et de confidentialité insuffisantes, et ce, sans égard aux choix que pourrait faire un patient. Certes, ces applications sont imparfaites, mais elles ont par ailleurs l’avantage d’être généralement préinstallées ou facilement disponibles sur les appareils personnels de tous et chacun, en plus d’avoir des interfaces habituellement bien conçues et familières pour leurs utilisateurs. Le droit au secret professionnel étant au bénéfice du patient, il est reconnu qu’il peut, suivant les dispositions pertinentes, y renoncer totalement ou partiellement (par exemple, pour bénéficier d’une couverture d’assurance). Dans cette perspective, il peut sans doute aussi faire des choix au chapitre des applications qu’il souhaite utiliser dans le cadre d’une consultation avec un professionnel, en soupesant les avantages et les inconvénients liés à l’accessibilité aux services, à la sécurité et à la confidentialité. À cet égard, et sans nier l’importance de favoriser le recours à des technologies sécurisées dans toute la mesure du possible, peut-être faudrait-il remettre en question l’idée suivant laquelle les choix technologiques en matière de télésanté appartiennent exclusivement au professionnel ou à l’organisation dispensatrice du service.

Enfin, on note que la prudence conduit plusieurs organismes professionnels à exiger ou à recommander un consentement écrit dans tous les cas de téléconsultation et, plus largement, de communications électroniques avec les patients, suivant des formulaires plus ou moins longs et complexes. Il n’y a évidemment pas lieu de nier l’importance de communiquer une information complète et pertinente en vue de l’obtention d’un consentement libre et éclairé du patient, mais il faudrait peut-être se méfier d’un excès de formalisme et d’automatisme, qui viserait surtout à rassurer une organisation ou un professionnel anxieux au plan de la conformité réglementaire. Autrement, il pourrait en découler un phénomène de banalisation du consentement, comme celui qu’on éprouve à l’égard des demandes répétées d’accepter différentes conditions pour poursuivre la navigation sur plusieurs sites web. L’exigence d’un consentement écrit pour l’obtention de soins ou le partage d’information dans le domaine de la santé ne découle généralement pas d’une obligation spécifiquement prévue par la loi ou par la réglementation alors qu’un consentement verbal, parfois même implicite, est souvent suffisant au plan juridique. Partant de là, en contexte de télésanté, les exigences relatives à la teneur et à la forme du consentement devraient être bien calibrées en tenant compte des enjeux particuliers du service offert. Idéalement, il devrait s’agir d’une étape réellement éclairante pour le patient sur les choix possibles, en fonction des avantages et inconvénients des options possibles, qui pourraient lui être présentés en s’inspirant de l’approche du « langage clair », plutôt que suivant une terminologie plus ou moins hermétique.

  • La détermination des lois applicables, dans un contexte interjuridictionnel

Dans un guide relatif à la télémédecine en contexte de pandémie diffusé à la fin mars, le Collège des médecins a indiqué ce qui suit :

11. Dans quelle juridiction la consultation est-elle réputée avoir lieu?

Le Collège est d’avis que lorsqu’un médecin exerce en télémédecine, le territoire où l’acte médical est réputé avoir eu lieu est celui où se trouve le patient, et non celui où le médecin exerce, sauf dans la situation où les services rendus à distance sont offerts par un établissement de santé du Québec, aux fins de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (RLRQ, c. S-4.2, art. 108.1). 

Le médecin détenant un permis d’exercice au Québec doit, avant d’offrir des soins en télémédecine à un patient qui  est  à  l’extérieur  du  Québec,  s’informer  des  conditions et modalités s’appliquant à l’exercice d’actes médicaux à distance sur le territoire où se trouve le patient, et s’y soumettre.

Toutefois, pour  la  durée  du présent contexte  d’urgence  sanitaire et seulement pour cette période, le Collège s’apprête à recommander, pour la zone frontalière Ottawa-Gatineau,  que  les  médecins  ontariens  qui  suivent  des  patients  québécois  par  télémédecine  continuent  de  le  faire  comme  si  le  patient  était  en  territoire ontarien.

Les médecins québécois qui traitent des patients ontariens sont, quant à eux, invités à communiquer  avec  le  College  of  Physicians  and  Surgeons  of  Ontario  pour connaître sa position à ce sujet.

Ce passage illustre bien toute la complexité de la question relative à la détermination des lois applicables dans le contexte de la prestation de soins par télésanté entre deux provinces canadiennes, sans même ici parler de ce que serait la question dans un contexte international, ne fût-ce qu’entre le Québec et un état américain limitrophe. En ce qui concerne les professionnels, cette question est souvent abordée en cherchant à déterminer dans quelle « juridiction » (province, état, etc.) un permis d’exercice sera exigé, soit au lieu où se trouve le professionnel, soit au lieu où se trouve le patient, ou les deux à la fois. Pour le Québec, il s’agit d’une question qui n’est pas tellement nouvelle, liée au caractère assez incertain des règles en cause.

Rappelons qu’en 2015, le Collège des médecins publiait un guide d’exercice dans lequel il formulait un avis à l’effet que« lorsqu’un médecin exerce en télémédecine, le territoire où l’acte médical est considéré comme posé est celui où se trouve le patient, et non celui où le médecin exerce », écartant ainsi une position inverse qu’il avait prise en 2000.

En 2005, le législateur québécois avait pour sa part adopté l’article 108.2 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, qui vise à préciser certaines règles relatives à la télésanté pour le réseau public. Sans qu’il soit certain qu’il vise des contextes interjuridictionnels, il apparaît indiquer que ce sont les règles du lieu où se trouve le professionnel qui s’appliquent dans un contexte de télésanté. Cet article se lit comme suit :

Les services de santé et les services sociaux rendus à distance dans le cadre de services de télésanté sont considérés rendus à l’endroit où exerce le professionnel de la santé ou des services sociaux consulté.

À cela, il faut ajouter que, si le Code des professions et les autres textes législatifs et réglementaires applicables aux professionnels de la santé sont muets sur la question de la télésanté, il est généralement compris que les ordres professionnels exercent une compétence personnelle sur leurs membres, donc même lorsque ceux-ci exercent à l’extérieur du Québec. Ils sont toutefois habituellement impuissants à exercer des recours en exercice illégal à l’égard des « non membres » qui, étant à l’extérieur du Québec, rendraient à des résidents québécois des services professionnels correspondant à des activités professionnelles réservées, en raison notamment du principe de territorialité généralement applicable à l’exercice d’un recours pénal. Avec certaines nuances, ce dernier principe a d’ailleurs été confirmé dans le cas de d’activités interprovinciales de vente en ligne de lentilles ophtalmiques, tant par les tribunaux québécois qu’ontariens.

Au plan canadien, la situation n’est pas plus claire, alors que les organismes de réglementation vont parfois favoriser une approche « ceinture et bretelles », suivant laquelle on demande au professionnel d’avoir un permis d’exercice dans la province où il se trouve, ainsi que dans celle où se trouve le patient, ce qui laisse ainsi entrevoir la possibilité que les lois de deux provinces puissent trouver application à une prestation de services en télésanté. Les autorités réglementaires provinciales n’ont pas toutes harmonisé leurs approches à cet égard, alors que, par exemple, le Collège des médecins du Québec exige qu’un médecin hors Québec détienne un droit d’exercice dans sa juridiction d’origine ainsi qu’au Québec pour y offrir des services à un patient en télémédecine, alors que son homologue ontarien ne semble pas poser une telle exigence pour la prestation de services à un patient résidant en Ontario, se contentant d’un droit d’exercice dans la province d’origine.

À la base, la situation semble être aussi complexe aux États-Unis où, plus souvent qu’autrement, on exige du professionnel qu’il soit à la fois détenteur d’un droit d’exercice dans l’état où il se trouve, ainsi que dans l’état où se trouve le patient. Toutefois, des initiatives auxquelles ont adhéré plusieurs autorités réglementaires de différentes professions, comme le Interstate Medical Licensure Compact le Nurse Licensure Compact ou le Psychology Interjurisdictional Compact, ont pour effet de faciliter le processus d’autorisation d’exercice dans un état « receveur » ou « secondaire » où se trouve le patient, à partir d’un état « maison » ou « principal » où se trouve le professionnel. Ce mécanisme s’appuie sur la coopération législative et administrative, en prévoyant notamment des mécanismes de collaboration entre les autorités réglementaires concernées relativement au traitement des plaintes et à la discipline professionnelle.

Pour l’Union européenne, la situation semble être un peu plus claire, bien qu’encore imparfaite, à savoir que le droit d’exercer la médecine dans un État-membre serait suffisant pour offrir des services dans un autre État membre, en télésanté. C’est ce que prévoit une directive sur le commerce électronique émise en 2000, complétée une directive de 2011 sur les soins de santé transfrontaliers et par des lignes directrices adoptées en 2015 sur la télésanté. Il en découle généralement que les règles à observer sont celles du lieu où se trouve le prestataire de soins, y compris au chapitre des recours pouvant être exercés.

En définitive, considérant l’essor constaté et anticipé de la télésanté suite à la pandémie de la COVID-19, une clarification des règles applicables dans l’espace canadien serait certainement souhaitable. Ce pourrait être, par exemple, sur la base du modèle européen, qui a l’avantage d’être relativement simple pour les professionnels, mais qui n’apparaît pas favorable au droit du patient d’exercer un recours dans la juridiction où il réside. Compte tenu des similitudes au plan de la réglementation professionnelle, le modèle américain du « licensure compact » est peut-être celui qui se transposerait le mieux dans la réalité juridique canadienne. Des ententes administratives entre les ordres professionnels provinciaux et le développement d’un modèle de « législation-type », suivant l’exemple des états américains participant à ces initiatives, pourrait être une avenue qui permettrait de favoriser la coopération législative entre les provinces et territoires en vue de préciser et d’harmoniser les règles applicables en matière de télésanté.

Ce contenu a été mis à jour le 23 avril 2020 à 10 h 43 min.

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