Réflexions à partir des affaires Strom et Echaquan: Quand un professionnel de la santé peut-il dénoncer publiquement un problème systémique?

Par Marco Laverdière, avocat, chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal, enseignant au programme de maîtrise en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke et directeur général d’un ordre professionnel

Différents observateurs, dont le chroniqueur Patrick Lagacé dans La Presse et le professeur Pierre Trudel dans Le Devoir, ont récemment déploré le recours accru à des pratiques qui s’appuient sur l’obligation de loyauté des salariés, afin de contrôler ou réprimer les dénonciations publiques de certains dysfonctionnements des services publics, notamment dans le domaine de la santé.

Évidemment, au plan juridique, le réflexe habituel est de favoriser le recours aux « canaux appropriés » pour de telles dénonciations, soit les mécanismes et recours internes qu’on retrouve dans plusieurs organisations. Il s’agit vraisemblablement d’une approche valable quand les actes répréhensibles sont ceux d’un ou de quelques individus identifiables, et qu’on peut avoir raisonnablement confiance dans les processus visant à vérifier, enquêter et éventuellement sanctionner ce qui doit l’être.

Cette approche apparaît toutefois moins convaincante à l’égard des problèmes systémiques. Par définition, il s’agit là de problèmes qui relèvent d’une certaine tolérance ou complaisance, plus ou moins consciente, à l’égard de dysfonctionnements d’un système ou d’une organisation et pour lesquels les mécanismes et recours traditionnels peuvent se montrer impuissants, ceux-ci pouvant même être affectés par les problèmes en question. C’est surtout dans ces situations que diverses personnes, dont des professionnels de la santé, peuvent être tentés de procéder par dénonciation publique, soit en s’adressant aux médias, soit sur les réseaux sociaux.

Dans le cas des professionnels de la santé toutefois, ceux-ci doivent non seulement composer avec les limites et restrictions qui découlent de leur statut de salarié, le cas échéant, mais également avec leurs obligations déontologiques.

L’affaire Strom: la déontologie professionnelle et l’expression de « critiques »  sur les réseaux sociaux

Le respect des obligations déontologiques est bien sûr incontournable pour un professionnel qui s’exprime dans l’espace public. On pense notamment ici à la nécessaire protection du secret professionnel, ainsi qu’à l’exigence de ne pas tenir de propos contraires aux préceptes scientifiques, d’avoir une connaissance complète des faits avant d’émettre un avis, de ne pas compromettre l’honneur ou la dignité de la profession  ou la confiance du public envers la profession, de ne pas surprendre la bonne foi ou utiliser des procédés déloyaux à l’égard de collègues, etc.

Dans certains cas toutefois, il n’est pas si évident de bien saisir la portée de ces obligations, surtout quand elles sont mises en équilibre avec d’autres obligations déontologiques, qui favorisent la participation des professionnels aux initiatives visant à assurer la qualité des services de santé, ce qui pourrait être interprété comme justifiant la dénonciation publique de certaines situations. Ainsi, comme le soulignait le professeur agrégé en sciences infirmières, Pierre Pariseau-Legault, dans un récent texte sur la culture du silence en santé: « la défense des intérêts et des droits du patient constitue […] une fonction essentielle et centrale à l’exercice de plusieurs professions de la santé, que cela concerne par exemple les soins infirmiers ou le travail social ».

Un jugement récent rendu par la Cour d’appel de Saskatchewan dans l’affaire Strom c. Saskatchewan Registered Nurses’ Association, nous offre un éclairage à ce sujet, plus particulièrement en lien avec la dénonciation publique des problèmes systémiques qui peuvent concerner la qualité et la sécurité des services dans des établissements de santé.

Cette affaire met en cause l’infirmière Carolyn Strom, qui a fait l’objet d’une plainte disciplinaire pour « professional misconduct », après avoir, dans le cadre de messages sur ses comptes personnels Facebook et Twitter et alors qu’elle était en congé de maternité,  commenté négativement, mais avec certaines nuances, les soins donnés à son grand-père par un établissement de santé, visant ainsi notamment d’autres infirmières et membres du personnel de cet établissement. Aux termes de la plainte disciplinaire, elle s’est vue reprocher de ne pas avoir suivi le processus approprié pour dénoncer la situation en question, d’avoir porté atteinte à la réputation de l’établissement et de son personnel, de ne pas s’être assurée d’obtenir tous les faits pertinents avant de procéder à cette dénonciation et d’avoir utilisé son titre professionnel à des fins personnelles. Trouvée coupable de l’infraction par le comité de discipline de son ordre professionnel, Mme Srom a entrepris de contester cette décision, sans succès devant la Cour supérieure (Court of Queen’s Bench), avant d’obtenir gain de cause devant la Cour d’appel.

Sans remettre en question le fait que les obligations déontologiques puissent trouver application même quand un professionnel n’est pas en situation d’exercice de sa profession, la Cour d’appel a ici accordé beaucoup d’importance au fait que cette affaire concerne d’abord et avant tout des messages transmis par Mme Strom alors qu’elle n’était pas en service et qu’ils portaient en bonne partie sur des événements de sa vie personnelle.

En plus de souligner la dimension personnelle de l’affaire, la Cour d’appel a aussi considéré que le message communiqué par Mme Strom était relativement équilibré, qu’il pouvait même constituer une contribution utile au débat public sur le système de santé et qu’il pouvait ainsi avoir un effet potentiellement positif sur  la réputation de la profession d’infirmière.

Dans cette même perspective, et dans le contexte où la décision du conseil de discipline était également contestée au regard du droit à la liberté d’expression protégée par l’article 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour en est arrivée à conclure comme suit concernant le critère de l’atteinte minimale et le reproche suivant lequel Mme Sorm n’aurait pas suivi le processus approprié relativement à ce qu’elle souhaitait dénoncer (par. 163 et 164):

[…] Ms. Strom sought to both disclose her concerns, and to publicly engage others in the conversation. Her expressed concerns did not relate only to nurses and other staff at St. Joseph’s, but to all institutions, all residents and to broad public policy issues. The inclusion of the newspaper article in the context of the posts made it clear that her concerns were not limited to the kind of issues that could have been pursued privately by talking to individual nurses at St. Joseph’s or, for that matter, by pursuing such a complaint with management or the Board.

In the result, the [discipline committee decision] not only denied Ms. Strom, and would deny other registered nurses, the right to choose their means of communication and audience, but would effectively preclude them from using their unique knowledge and professional credibility to publicly advance important issues relating to long-term care of the sort raised by Ms. Strom. That is so despite the fact that there was no finding the posts were untrue or unfair. Indeed, they appear on the face of it to present a balanced view of the care her grandfather received and of long-term care. They state that some of those who provide care to residents of long-term care do less than they should, could be more empathetic, could profit from more training, and are there for the paycheque. These “critical” statements are a matter of common sense. Ms. Strom also praised some caregivers and proposed constructive solutions to address what she perceives as shortcomings.

Avec la prudence requise compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, sans compter qu’un appel de ce jugement à la Cour suprême du Canada reste possible à ce stade-ci, une telle interprétation permet malgré tout d’envisager que la déontologie ne fait pas nécessairement obstacle à ce que des professionnels de la santé dénoncent publiquement certains problèmes systémiques dans le domaine de la santé, même si le message est porteur de critiques à l’égard d’une organisation ou d’autres professionnels. Selon les circonstances, on pourrait même envisager que de telles dénonciations soient en quelque sorte soutenues par la déontologie professionnelle, lorsqu’elles visent l’amélioration de la qualité et de la sécurité des services et qu’elles contribuent à assurer la confiance du public à l’égard de la profession concernée. Certes, pour que ce soit le cas, il faut sans doute que le message soit équilibré et qu’il respecte certaines règles incontournables, notamment au chapitre du secret professionnel.

Ceci dit, les balises suivant lesquelles une dénonciation publique pourra être jugée acceptable ou non restent relativement imprécises. D’ailleurs, ce jugement ne remet pas en question le rôle délicat que doivent jouer les ordres professionnels dans l’établissement d’un encadrement déontologique offrant des points de repères à ce sujet .

L’affaire Echaquan: un professionnel de la santé aurait-il pu lui-même diffuser la vidéo?

Dans un témoignage publié récemment dans La Presse, une médecin de famille manifestement bouleversée par les événements choquants et tragiques liés au décès de Mme Joyce Echaquan, partageait notamment cette réflexion:

Je ne peux me détacher de l’idée que sans la vidéo, personne n’aurait encore vraiment cru la version des victimes… Et c’est inconfortable pour moi de l’admettre, moi qui aime me voir comme une alliée, mais sans la vidéo, je doute que j’aurais fait autrement qu’à mon habitude. […]

Cette réflexion nous conduit à poser la question hypothétique suivante: Si Mme Echaquan n’avait pas réussi à mettre elle-même en ligne, sur Facebook, l’enregistrement vidéo des circonstances qui ont précédé sa mort, un professionnel de la santé aurait-il pu, moyennant les précautions d’usage relatives à la confidentialité, le faire à sa place ou le communiquer à un journaliste, pour dénoncer une situation clairement répréhensible  et qui correspond à un problème systémique?

À ce sujet, rappelons que les problèmes systémiques vécus par les communautés autochtones en lien avec les services publics, dont ceux du réseau de la santé, ont été largement documentés par la Commission Viens. Malheureusement, il faut constater que le rapport de cette Commission ne semble pas avoir attiré l’attention du public sur les problèmes en cause aussi efficacement que la diffusion d’un enregistrement où on peut constater, de façon crue, les sévices vécus par Mme Echaquan. De là donc, l’intérêt parfois de la diffusion de telles informations, pour provoquer une prise de conscience dans la population et chez les autorités concernées..

Pour répondre à cette question hypothétique, il nous faut, comme on l’a vu, considérer que les obligations déontologiques posent un certain nombre de limites à ce que les professionnels peuvent communiquer dans l’espace public, mais ne sont peut-être pas totalement restrictives à l’égard de ce qui pourrait contribuer positivement au débat public. D’autres considérations juridiques peuvent par ailleurs militer pour la retenue, que ce soit notamment la protection de la vie privée et de la dignité des personnes concernées ou encore, les règles applicables en matière de diffamation ou de droit du travail. Il reste qu’on peut aussi regarder du côté du cadre juridique, relativement nouveau, concernant les lanceurs d’alertes pour y chercher certains éléments de réponse.

Ainsi, suivant les recommandations formulées en 2015 par la Commission Charbonneau, qui avait elle-même longuement enquêté sur un autre problème systémique, soit celui de la corruption en lien avec l’octroi et la gestion des contrats publics dans le secteur de la construction, des lois ont été adoptées en vue de favoriser, mais aussi encadrer, la dénonciation d’actes répréhensibles ou d’infractions au sein de l’administration publique. Deux des lois ainsi adoptées retiennent notre attention en ce qui concerne les professionnels de la santé: la Loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles à l’égard des organismes publics, adoptée en 2016 et qui est notamment applicable aux établissements de santé; le Code des professions, tel que modifié 2017 par la « Loi 11 » qui s’applique évidemment aux infirmières, aux médecins et à tous les autres intervenants du secteur de la santé qui sont régis par un ordre professionnel.

Dans l’un et l’autre des cas, les lanceurs d’alertes bénéficient d’une certaine protection, notamment quant aux représailles à l’égard de leur lien d’emploi et de leurs conditions de travail. Pour un professionnel qui aurait lui-même contribué à une infraction mais qui, par exemple, aurait lui-même informé le syndic de la situation et collaborerait à l’enquête de ce dernier à ce sujet, il y a même la possibilité de se voir accorder une immunité à l’égard d’un éventuel recours disciplinaire.

Mais ces protections sont surtout accordées dans le contexte de dénonciation auprès des autorités compétentes, soit le Protecteur du citoyen, un responsable désigné au sein de l’établissement ou un syndic. D’ailleurs, quand elle existe, l’obligation déontologique de dénoncer un collègue qui serait en situation d’infraction est conçue dans la perspective d’un signalement à faire auprès de l’ordre concerné, et non pas d’une dénonciation publique, qui ne permet pas de bénéficier des protections offertes par le Code des professions. Quant à la loi concernant les organismes publics, la dénonciation publique y est bien prévue, mais de de façon assez circonscrite, soit  lorsque l’« acte répréhensible commis ou sur le point de l’être présente un risque grave pour la santé ou la sécurité d’une personne ou pour l’environnement »  et que l’urgence de la situation fait en sorte que le recours au Protecteur du citoyen ou au responsable local n’est pas possible. Il semble donc y avoir une exigence selon laquelle la dénonciation publique ne doit être considéré qu’en urgence, pour prévenir ou faire cesser l’une des situations graves visées.

Ainsi, dans le cas de l’affaire Echaquan, après les événements, alors que le contexte d’urgence n’aurait pu être invoqué, il est loin d’être assuré que les protections relatives aux lanceurs d’alertes auraient pu soutenir une telle dénonciation publique par un professionnel de la santé. C’est peut-être d’ailleurs à ce même genre d’écueils qu’a été confronté l’agronome Louis Robert, qui a été congédié, puis réembauché, par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, après avoir dénoncé publiquement des situations de conflits d’intérêts liés à la question des pesticides.

Faudrait-il donc remettre en question cette approche restrictive sur les dénonciations publiques par des  lanceurs d’alertes?

La question mérite réflexion, mais il faut bien voir que la définition d’un cadre plus permissif pour les dénonciations publiques n’est pas un exercice particulièrement simple quand on considère de potentiels effets indésirables. Il faut ainsi bien évaluer le risque de s’en remettre à la discrétion des professionnels relativement aux dénonciations publiques, même lorsqu’elles sont faites de bonne foi, avec de bonnes intentions. Un professionnel qui disposerait d’informations parcellaires qui ne lui permettent pas de bien évaluer la situation pourrait, par une dénonciation publique mal fondée, porter irrémédiablement atteinte à la réputation de personnes et d’organisations qui, après une vérification plus minutieuse des faits, ne mériteraient pas un tel traitement. Plus encore, même lorsque bien fondée sur le plan des faits, une dénonciation publique intempestive pourrait aussi, dans certains cas, compromettre l’efficacité des enquêtes et des recours qui devraient normalement être initiés par les autorités compétentes, ce qui pourrait retarder ou compliquer l’imposition de mesures correctrices ou de sanctions. Bien sûr, des préoccupations légitimes en matière de protection de la confidentialité sont aussi bien présentes. La crainte de la concrétisation de l’un ou l’autre de ces risques est probablement ce qui explique et justifie, pour une partie du moins, l’approche prudente du législateur à cet égard.

Comment mieux soutenir la dénonciation des problèmes systémiques dans le domaine de la santé?

Comme on le voit, le chemin de la dénonciation publique, par un professionnel de la santé, d’un problème systémique lié à son milieu de travail est plutôt étroit et son balisage procure peu de certitudes.

On observe aussi que si, dans certains cas, des règles plus favorables aux dénonciations publiques pourraient être justifiées, il n’est pas si aisé d’en déterminer à l’avance les contours, du moins dans la mesure où on veut éviter des dérapages qui serviraient très mal la justice et l’intérêt public. D’ailleurs, à l’heure ou des illuminés et complotistes de toutes sortes profitent des réseaux sociaux pour diffuser leurs avis et théories loufoques, voire dangereuses, il faut peut-être se réjouir que des garde-fous subsistent à cet égard.

Peut-être faudrait-il au moins que dans le réseau de la santé, on cesse de concevoir l’obligation de loyauté du personnel comme s’il s’agissait d’un instrument servant surtout à camoufler des dysfonctionnements. Peut-être, faudrait-il ne pas perdre de vue le concept d’intérêt public et envisager que l’obligation de loyauté devrait plutôt servir lorsqu’il est question de situations de conflit d’intérêt et lorsqu’il faut, pour prendre cet exemple récent, déterminer s’il est normal et acceptable que des cadres du réseau aient des intérêts dans des agences de placement de personnel de soins.

À la lumière de l’affaire Strom, on pourrait penser que, si la déontologie et la protection du public doivent s’accommoder de l’exercice par les professionnels, de leur droit à la liberté d’expression pour leur permettre d’alimenter sainement le débat public sur les problèmes du système de santé, ce devrait sans doute, à plus forte raison, être le cas de l’obligation de loyauté, qui elle, n’est pas destinée à servir l’intérêt public général. 

Pour le reste, il appartient sans doute à plusieurs acteurs, au sein de la société, d’alimenter et de soutenir le débat public relativement aux problèmes systémiques qui peuvent affecter les services de santé. Aussi incomplète et imparfaite soit-elle, une initiative comme « On vous écoute », lancée par le  ministère de la Santé et des Services sociaux, en mai dernier dans le contexte de la pandémie, devrait peut-être avoir un caractère permanent et plus transparent. Alors que la ministre de l’époque parlait de « libération de la parole »  et de « changement culture », peut-être faudrait-il, pour rendre le tout plus crédible, s’assurer qu’un tel mécanisme de dénonciation bénéficie d’un apport externe et indépendant, comme celui du Protecteur du citoyen, du Commissaire à la santé et au bien-être, des ordres professionnels concernés et des milieux syndicaux et académiques.

Ce contenu a été mis à jour le 22 avril 2021 à 8 h 46 min.

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