Projet de loi 19 et renseignements de santé: Une consolidation nécessaire mais incomplète en ce qui concerne les règles applicables aux professionnels

Par Marco Laverdière, avocat, enseignant au programme de 2e cycle en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke et chercheur associé à la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal et au H-Pod / Hub Santé : Politique, Organisation et Droit rattaché à cette même université

En décembre dernier, le ministre de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec, M. Christian Dubé, présentait le projet de loi 19, portant la Loi sur les renseignements de santé et de services sociaux et modifiant diverses dispositions législatives.

Annoncé préalablement comme un projet de loi « mammouth » et présenté en quelque sorte comme étant un acte fondateur pour améliorer le fonctionnement du système de santé québécois, les objectifs de ce projet de loi sont sans conteste particulièrement pertinents. À l’ère du « Big Data », on peut certes apprécier l’objectif de décloisonner de tels renseignements afin d’améliorer la gouvernance du système de santé québécois, qui en a bien besoin, en plus de celui de favoriser l’accès aux données pour des fins de recherche. Aussi, en tenant compte de la crainte légitime d’une commercialisation débridée des données de santé, on constate que diverses mesures sont prévues pour encadrer de telles pratiques.

Fait important à noter, la nouvelle loi s’appliquera à tout un éventail d’intervenants des secteurs publics et privés, assimilés à des « organisme du secteur de la santé et des services sociaux » (art. 4), dont les cabinets privés de professionnels de la santé et les centres médicaux spécialisés (annexe II, par. 1 et 2).

On écartera ainsi l’enchevêtrement actuel de lois et règlements disparates qui s’appliquent en cette matière dans le secteur public et dans le secteur privé. Le projet de loi 19 propose en effet un régime qui se veut autonome, mettant fin à la cohabitation des règles découlant notamment de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS; art. 181), de la  Loi concernant le partage de certains renseignements de santé (art. 161) et de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (art. 123) et, à l’extérieur du réseau public, de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (art. 174). Ainsi donc, les renseignements de santé visés par le projet de loi 19 ne seront pas soumis aux nouvelles dispositions issues d’une autre importante loi adoptée récemment, soit la « Loi 25 » (Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels).

Malgré ces orientations louables, la lecture du projet de loi 19 conduit à constater un certain « angle mort », soit celui de l’absence d’arrimage avec les règles du Code des professions et des lois et règlements qui en découlent. Pourtant, dans le domaine de la santé, ce sont plus souvent qu’autrement des professionnels, membres d’un ordre, qui recueillent les renseignements et qui, en cette matière, sont déjà soumis à diverses règles les visant spécifiquement.

Des inquiétudes en ce qui concerne le secret professionnel

On s’étonne d’abord que le projet de loi 19 ne contienne pas une disposition semblable à celle qu’on retrouve dans l’une des lois qu’il vise à remplacer, soit la Loi concernant le partage de certains renseignements de santé, qui énonce ce principe d’application et d’interprétation: 

2. Les dispositions de la présente loi doivent être appliquées et interprétées de manière à respecter les principes suivants:

1° le droit à la vie privée de la personne et au secret professionnel;

Le fait est que le régime que vise à instaurer le projet de loi 19 concerne de façon spécifique des renseignements de santé qui sont généralement couverts par le secret professionnel. Contrairement aux lois d’application générale dans le secteur public et le secteur privé, il ne s’agit donc pas d’un régime s’appliquant à des renseignements de toute nature, dans une multitude de secteurs d’activités, qui ne sont pas tous aussi sensibles que ceux qu’on retrouve dans le domaine de la santé.

Faut-il rappeler ici que les renseignements protégés par le secret professionnel correspondent à un droit fondamental aux termes de l’article 9 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. On conviendra que dans le domaine de la santé en particulier, cette protection est cruciale, étant liée à des dimensions qui relèvent de la vie privée et qui constituent l’une des assises importantes du lien de confiance qui doit s’établir avec le professionnel traitant.

L’absence de précaution à l’égard du secret professionnel dans le projet de loi 19 se révèle préoccupante dans le contexte particulier d’une disposition comme l’article 38, qui se lit comme suit:

38. Un organisme du secteur de la santé et des services sociaux, à l’exception d’un établissement de santé et de services sociaux, peut donner accès à un renseignement de santé ou de services sociaux qu’il détient et qui est nécessaire aux fins d’une poursuite pour une infraction à une loi applicable au Québec au Directeur des poursuites criminelles et pénales ou à une personne ou à un organisme qui, en vertu de la loi, est chargé de prévenir, de détecter ou de réprimer le crime ou les infractions aux lois.

On reste perplexe devant la légèreté avec laquelle on a prévu cette exception, qui semble autoriser la communication de renseignement de santé, généralement protégés par le secret professionnel, sous la seule condition que ce soit nécessaire à une poursuite pour une infraction à une loi applicable au Québec.

Certes, suivant l’article 9 de la Charte québécoise et l’article 60.4 du Code des professions, une « disposition expresse » devrait être requise pour autoriser la levée du secret professionnel, mais suivant ce qu’en ont dit les tribunaux (voir : Archambault c. Comité de discipline du barreau du Québec, 1992 CanLII 3997 (QC CA); Québec (Commission des valeurs mobilières) c. Association des juristes de l’État, 2003 CanLII 683 (QC CS)), il n’est pas totalement acquis que les termes employés doivent être explicites à cet égard, surtout dans la mesure où le projet de loi 19 contient une disposition claire à l’effet qu’il s’applique aux cabinets de professionnels, assimilés à des organismes du secteur de la santé et des services sociaux (annexe 2, par. 1). La préoccupation à ce sujet découle aussi du fait que certains codes de déontologie, comme celui des médecins par exemple (art. 20, par. 5), prévoient des dispositions complémentaires qui indiquent que la divulgation de renseignements couverts par le secret professionnel peut intervenir lorsque la « loi l’y autorise ou l’ordonne », sans donc requérir une disposition expresse. Bref, à défaut de balises claires dans la loi, on peut ainsi s’inquiéter de la possibilité que, sur la base de l’article 38, un détenteur d’un renseignement protégé par le secret professionnel au sein d’une organisation de santé en arrive à communiquer sans ménagement de tels renseignements au Directeur des poursuites criminelles et pénales, surtout si cet intervenant n’est pas lui-même assujetti au secret professionnel.

Par ailleurs, pourquoi autoriser une telle communication uniquement dans le cas des organisations de santé autres que les établissements, comme si les renseignements de santé recueillis en cabinet privé ou dans un centre médical spécialisé avaient une moindre valeur au regard des droits des patients? On se demande ici pourquoi le législateur ne procéderait pas en instaurant des conditions claires, strictes et uniformes pour toutes les organisations de santé, sans distinction.

Enfin, pour éviter tout malentendu au sujet des renseignements de santé qui peuvent être communiqués à des fins de répression des infractions, pourquoi ne pas s’inspirer de ce qu’on retrouve dans certaines lois, dont les lois du secteur financier, où le législateur prend soin d’écarter explicitement les renseignements protégés par le secret professionnel de l’avocat et du notaire?

Voici par exemple ce que prévoit l’article 17.0.1 de la Loi sur l’encadrement du secteur financier (nos soulignements) :

17.0.1. Toute personne qui souhaite faire une dénonciation communique à l’Autorité tout renseignement qui, selon cette personne, peut démontrer qu’un manquement à une loi visée à l’article 7 a été commis ou est sur le point de l’être ou qu’il lui a été demandé de commettre un tel manquement.

La personne qui effectue la dénonciation d’un tel manquement peut le faire malgré la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1), la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (chapitre P-39.1), toute autre restriction de communication prévue par d’autres lois du Québec, toute disposition d’un contrat ou toute obligation de loyauté ou de confidentialité pouvant la lier, notamment à l’égard de son employeur ou de son client.

Toutefois, la levée du secret professionnel autorisée par le présent article ne s’applique pas au secret professionnel liant l’avocat ou le notaire à son client.

On observe d’ailleurs au sujet de cette dispositions que, suivant un jugement récent (Ordre des comptables professionnels agréés du Québec c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 4327, appel possible), l’absence d’encadrement suffisant pour la levée du secret professionnel, même dans le contexte de la lutte à des infractions dans le secteur financier, peut entraîner une déclaration d’inapplicabilité de la disposition en cause à l’égard des professionnels concernés.

Une source de confusion au chapitre des règles applicables aux dossiers des professionnels de la santé

Au delà du secret professionnel, le manque d’arrimage du projet de loi 19 avec le droit professionnel concerne de façon particulière la question des règles applicables aux dossiers que doivent constituer les professionnels.

Ainsi, on retrouve dans le Code des professions (art. 60.5 et 60.6) de même que dans les codes de déontologie, des dispositions qui concernent la confidentialité et les droits d’accès et de rectification des dossiers pour les patients. De plus, les ordres professionnels sont généralement tenus d’adopter des règlements traitant spécifiquement des dossiers devant être constitués par leurs membres, lesquels posent des exigences tant en ce qui concerne le contenu de ceux-ci qu’à l’égard de leur conservation, des moyens à prendre pour assurer la confidentialité, de leur destruction, etc.

Or, les termes du projet de loi 19 ne permettent pas vraiment de déterminer comment le nouveau régime mis en place cohabitera avec les règles de droit professionnel. En effet, les seules mentions qu’on retrouve dans le projet de loi 19 concernant le Code des professions prévoient que les professionnels peuvent avoir accès aux renseignements de santé concernant leurs patients ou à des fins d’enseignement, de formation ou de pratique réflexive (art. 26 et 29), que les règles qui en découlent prévaudront en ce qui concerne la destruction des renseignements de santé (art. 61), en plus d’une vague référence à certaines « balises » pouvant être édictées par le MSSS au chapitre de l’accessibilité de ces renseignements (art. 41).

Ainsi, sauf pour la question de la destruction (art. 61), aucune disposition n’indique si les autres règles découlant du Code des professions s’appliqueront à titre supplétif ou, autrement, si elles prévaudront sur celles du projet de loi 19. Comment alors concilier les règles applicables en matière de tenue, de conservation, d’accès et de rectification des dossiers, pour ne nommer que celles-là? Un médecin en cabinet serait-il tenu de respecter le délai de 20 jours prévu à son Code de déontologie (art. 94) pour donner suite à une demande d’accès d’un patient à son dossier, ou serait-ce plutôt le délai de 30 jours prévu au projet de loi 19 (art. 68) qui serait applicable?

La situation risque de devenir encore plus confuse dans le contexte où le projet de loi 19 prévoit que le ministre peut émettre différentes « règles » relatives aux renseignements de santé, y compris à l’égard des renseignements détenus par des professionnels (art. 40 à 42). Un pouvoir réglementaire est également prévu pour le gouvernement concernant la certification de certains produits ou services (art. 43 à 46). Plusieurs des sujets visés par ces instruments pourraient également faire l’objet de dispositions réglementaires adoptées par des ordres professionnels. Comment concilier le tout en cas de problème d’interprétation, s’il s’avère que des règles divergentes sont énoncées? Certains principes d’interprétation pourraient conduire à faire prévaloir les règles de droit professionnel, considérées d’ordre public, sur des règles ministérielles qui n’auraient pas un véritable caractère réglementaire, mais qu’en est-il des règlements gouvernementaux? À tout événement, est-ce bien souhaitable de créer une zone d’incertitude à ce sujet?

La solution au problème évoqué ici pourrait évidemment se traduire par une nouvelle approche suivant laquelle, moyennant sans doute des aménagements au Code des professions, les règles de droit professionnel qui portent sur les dossiers de santé seraient abrogées dès lors que des règles similaires seraient prévues par les dispositions du projet de loi 19. C’est sans doute une option qui devrait être considérée avec attention si on veut éventuellement avoir un cadre juridique uniforme et cohérent en ce qui concerne les renseignements de santé, ce qui n’exclut pas nécessairement que les ordres professionnels puissent conserver un pouvoir réglementaire résiduel pour encadrer ce qui relève de la spécificité propre à chacune de leur discipline.

Quoiqu’il en soit, si les règles de droit professionnel sont maintenues, en totalité ou en partie, en ce qui concerne les dossiers et que ces règles doivent ainsi cohabiter avec celles introduites par le projet de loi 19, il serait souhaitable que le législateur établisse clairement un ordre de préséance en cas d’incompatibilité, comme il le fait d’ailleurs de façon incomplète, en ce qui concerne les règles applicables en matière de destruction des renseignements (art. 61).

Un terrain fertile pour contester les interventions des ordres professionnels?

En droit professionnel, la protection du public suppose que différentes instances des ordres professionnels, dont les syndics et les comités d’inspection professionnelle, puissent avoir accès, dans le cadre de leurs fonctions, aux dossiers constitués par leurs membres. Bien évidemment, dans la plupart des enquêtes disciplinaires et des inspections professionnelles, ces dossiers s’avèrent être une source d’information névralgique.

Or, en cette matière, le projet de loi 19 prévoit effectivement certaines possibilités d’accès liés à des mécanismes d’enquête ou de contrôle externes, mais de façon inadaptée au rôle des ordres professionnels, Ainsi, alors que l’article 5 de ce projet de loi indique que la règle de confidentialité des renseignements de santé ne peut faire obstacle aux interventions du Protecteur du citoyen, il prévoit en termes plus génériques que cet accès sera aussi possible pour d’autres autorités, par « assignation, citation à comparaître, mandat ou ordonnance ». Or, cette terminologie n’apparaît pas adaptée au rôle des ordres professionnels, dont les syndics et les comités d’inspection professionnelle, pour lesquels l’accès aux dossiers des professionnels ne se fait généralement pas par l’un ou l’autre des moyens ici identifiés. Tel que libellé, le droit d’accès prévu pour le dossier de plainte de l’usager (art. 182) apparaît aussi déficient à ce chapitre, à moins d’invoquer l’article 77 LSSSS.

Bien sûr, on pourrait dire que rien dans le projet de loi 19 ne vient écarter les pouvoirs déjà prévus par le Code des professions (notamment ses art. 114, 122 et 192) pour les ordres professionnels, qui sont assez largement reconnus par les tribunaux. Mais à ce compte, on pourrait dire qu’il en est ainsi pour le Protecteur du citoyen, qui suivant sa loi constitutive et la loi relative à son mandat dans le domaine de la santé, bénéficie également de pouvoirs bien établis. En reconnaissant spécifiquement les pouvoirs de ce dernier, mais en ne le faisant pas clairement pour les ordres professionnels qui jouent également un rôle important en ce qui concerne les recours des patients et la protection du public, le projet de loi 19 ouvre la porte à des débats, voire des litiges, bien inutiles.

Dans l’état actuel du système de santé québécois, qui fait l’objet de constats assez critiques dans le cadre de différents rapports d’enquête ou d’analyse produits récemment, est-ce une bonne idée de courir le risque de fragiliser les interventions des ordres professionnels, lesquels contribuent malgré tout à ce qu’un certain contrôle externe soit assuré à l’égard des services de santé offerts aux citoyens?

Conclusion

Le projet de loi 19 n’étant qu’à l’étape de sa présentation, il reste bien sûr diverses occasions pour le bonifier et en corriger les lacunes, à moins de donner des explications satisfaisantes permettant de mieux en comprendre certaines des dispositions et orientations évoquées ici.

Pour y parvenir toutefois, il faudra que le MSSS et les parlementaires portent attention aux enjeux propres à la réglementation des professions de la santé, et évitent une approche trop centrée sur la seule dynamique institutionnelle des établissements. De ce point de vue, on souhaiterait parfois que le MSSS soit davantage connecté avec les réalités particulières du système professionnel québécois, avec lequel il n’a pas de liens fonctionnels clairement établis, puisque ce système relève généralement d’une autre autorité ministérielle, soit actuellement la ministre de l’Enseignement supérieur, et ce, même pour les professions du secteur de la santé,

En définitive, dans le contexte actuel, une collaboration de tous les acteurs concernés est éminemment souhaitable pour favoriser une redéfinition cohérente et pérenne du cadre juridique québécois applicable aux renseignements de santé, en reconnaissant le rôle central que les professionnels de la santé sont appelés à jouer à cet égard.

Ce contenu a été mis à jour le 16 février 2022 à 11 h 41 min.

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