Encadrer juridiquement la pratique du foeticide féminin : le cas de l’Inde

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Par Sarah Bardaxoglou, LL.M.


C’est en 1990 qu’émerge la problématique des « femmes manquantes », suite à la publication d’Amartya Sen, récipiendaire du prix Nobel d’économie, « More than 100 Million Women are Missing », où il constate un déficit important du nombre de femmes en Asie. Treize ans après cette première étude, l’auteur revient sur ses pas et remarque désormais l’apparition des avortements sélectifs d’embryons de sexe féminin avec l’introduction des technologies reproductives. Cette réalité est particulière à l’Inde, où le déséquilibre du sexe ratio infantile se creuse de décennies en décennies, malgré les mesures législatives et politiques entreprises par le gouvernement. Si ce phénomène semble appartenir à un contexte lointain, une récente étude mis en lumière le recours à l’avortement sélectif par des immigrantes indiennes de premières générations au Canada, délocalisant la problématique.

 

Ce présent propos revient sur l’encadrement juridique de l’avortement sexo-sélectif en Inde, et discute des principaux défis que pose la mise en œuvre de la législation actuelle.

 

Contexte social du foeticide féminin

Pour comprendre la dynamique du foeticide féminin, il nous faut d’abord aborder son ancrage social. En effet, la structuration des rapports familiaux implique une représentation spécifique à chaque sexe et d’où découle un biais de genre qui se traduit par des traitements préférentiels pour les garçons et discriminatoires à l’égard des filles. Cette préférence pour les garçons s’explique à partir du rôle social et économique qu’il endosse ; suite à son union marital, le fils demeure au sein du foyer familial et soutient financièrement ses parents jusqu’à la fin de leur vie. Il est également celui qui héritera des biens familiaux et qui perpétuera le nom de famille. A l’inverse, la fille quitte le domicile familial pour rejoindre celui de sa belle-famille. Son mariage est marqué par la dot, qui représente une responsabilité financière considérable pour les parents. Il est ainsi considéré dans la pensée sociale « qu’il faut entretenir la fille alors que le garçon nous entretient ». Il est toutefois opportun de préciser ici que l’Inde se caractérise par son pluralisme et donc son hétérogénéité sociale. La préférence pour le fils semble à priori ne pas s’apprêter à un profil socio-économique spécifique, mais il y aurait des différences selon la géolocalisation (Nord ou Sud), la classe, le niveau d’éducation ou encore l’origine urbaine ou rurale des individus – bien que ces variables ne soient pas fixes. De fait, si nous parlons ici de la société en général, il ne faut pas non plus faire de généralisations.

 

Dans un contexte où l’ordre social est perpétué par la lignée mâle et où les politiques publiques de planification familiale favorisent la naissance de deux enfants par famille, les technologies reproductives sont perçues comme un moyen permettant de contrôler la composition à la fois genrée et numérique de la famille. Car la maternité influe sur le statut des femmes, notamment en fonction du sexe de l’enfant à venir. L’arrivée d’un garçon signifie en conséquence de meilleurs traitements pendant la grossesse en terme de soins et de nutrition, et le renforcement de leur statut en ayant accompli le projet familial. La naissance d’une fille est au contraire synonyme d’échec et rabaisse le statut des mères. Ceci se traduit par des violences symboliques à l’intérieur du foyer et par des remarques de la communauté qui stigmatise les femmes sans fils. Dans certains cas, elles peuvent subir des violences bien plus extrêmes pouvant aller jusqu’au crime d’honneur (p. 233). En état de cause, bien que les femmes n’adhèrent pas forcément au foeticide féminin et qu’elles sont conscientes de l’illégalité de leur acte, les pressions sociales et familiales les amènent à recourir à l’avortement sélectif. D’autres ont encore intériorisé la norme du groupe de la préférence pour le fils, et veulent s’assurer de la naissance d’au moins un fils dans leur famille.

 

Cadre juridique contre la pratique du foeticide féminin

C’est en 1994 que le Gouvernement indien réagit à cette problématique en adoptant la première loi nationale qui régule les techniques médicales de sélection et de détermination du sexe, en vue d’interdire la pratique du foeticide féminin. Il s’agit du Pre-Conception and Pre-Natal Diagnostic (Prohibition of Sex Selection) Act (PCPNDT), amendé en 2002, qui établit principalement un contrôle des technologies reproductives, ainsi que des conditions à leur utilisation. La loi impose à son article 3 l’obtention auprès des autorités compétentes d’une licence aux professionnels de santé (généticiens, gynécologues, pédiatres et médecins) et aux centres, cliniques et laboratoires génétiques pour détenir et utiliser le matériel médical propre aux diagnostics prénataux. Ce processus impose notamment à la communauté médicale de porter serment qu’ils n’utiliseront pas le matériel dans le but d’identifier le sexe du fœtus. L’objectif du PCPNDT consiste alors à réguler le matériel afin d’assurer une utilisation éthique et de prévenir les abus, en sensibilisant sur l’utilisation détournée des technologies. Ensuite, les techniques de diagnostics prénataux sont quant à elles interdites dans le but de déterminer le sexe du fœtus ou pour procéder à une sélection sexuelle avant ou après la conception. L’article 4 précise en effet les raisons médicales qui autorisent l’utilisation de ce matériel, principalement lorsqu’il existe un risque que le fœtus soit atteint d’une anomalie génétique. Il est dans tous les cas interdit aux médecins d’annoncer le sexe du fœtus, sous n’importe quelle forme et à n’importe quel stade de la grossesse. Les professionnels de santé qui dérogent aux provisions de la loi sont soumis à une amende (de 197,50$ à 987,50$), une peine d’emprisonnement et au retrait temporaire voire définitif en cas de récidive de leur nom dans l’Ordre des médecins. Les individus qui souhaitent ou encouragent à effectuer des diagnostics prénataux en vue de connaitre le sexe du fœtus sont également passibles d’une amende (987,50$ à 1904$) et d’une peine d’emprisonnement.

 

D’autre part, l’État indien ambitionne depuis son Indépendance à l’atteinte de l’égalité entre femmes et les hommes et a à cet égard su mettre en place une véritable « gender justice », en adoptant de nombreuses lois spécifiques aux femmes afin de corriger leur statut historiquement subordonné. Le PCPNDT est ainsi accompagné d’un discours à nature symbolique, qui vise à influencer les représentations collectives pour y asseoir son idéal en matière de foeticide féminin. L’État reconnait en effet que le foeticide féminin constitue juridiquement une discrimination basée sur le sexe, qui porte atteinte aux principes constitutionnels que sont la dignité et le statut des femmes. Il promeut une représentation de la fille qui se base sur ses principes fondamentaux d’égalité, et tente de reformuler le biais de genre et les rapports sociaux rattachés aux représentations dominantes à travers ses discours, politiques et programmes publics et campagnes de sensibilisation relatifs aux droits des filles. L’État prodigue une morale publique qui condamne la pratique des avortements sélectifs en admettant qu’il n’existe pas de droit à choisir le sexe de son enfant, bien que le foeticide féminin ne soit pas condamné par le Code criminel. La High Court de Mumbai statua en effet que proclamer un droit de choisir le sexe de l’enfant à venir ne constitue pas un droit en soi car ce n’est pas une chose naturellement faisable ; la détermination du sexe est de l’ordre de la nature et ne peut ainsi être comprise comme une liberté personnelle. Ce jugement délimite les droits et les libertés des individus, et comble un vide juridique en matière de foeticide féminin.

 

Nous remarquons que les provisions de la loi s’adressent principalement à la communauté médicale, dont l’activité est formellement encadrée, alors que le discours à portée symbolique et non-contraignante se destine aux individus. Dans cette perspective, il apparaît que ce sont les technologies reproductives qui sont responsables de cette pratique, alors que le contexte social lui-même n’est pas favorable à une utilisation éthique de celles-ci. Ce cadre juridique pose d’ailleurs problèmes quant à l’application réelle du PCPNDT.

 

Un défis majeur posé à l’application de la loi est celui de la preuve qu’une détermination du sexe a bel et bien été effectuée, élément pourtant indispensable dans la tenue d’un procès. La nature même du crime et des violations entravent la récolte de preuves concrètes, en se déroulant dans un contexte (nécessaire) de confidentialité qui ne peut faire l’état d’une surveillance continuelle. Cette conjoncture profite toutefois au contournement de la loi, où médecins et patientes établissent des « ententes » pour avoir recours dans le secret (p. 20) à la détermination du sexe, en proposant des pots-de-vin ou en faisant appel à leur réseau (p. 101). Une seconde difficulté importante est le manque d’effectif des autorités compétentes qui assurent l’implantation de la loi sur le terrain. Celles-ci ont en effet pour responsabilités d’étudier les demandes de licence, d’effectuer les inspections et collectes de preuves, et de traiter les plaintes – fonctions difficiles à assumer complètement étant donné les ressources humaines limitées. De plus, le peu de sanctions à l’encontre des sujets de droit empêche la norme d’exercer une contrainte et modifier en conséquence leur comportement.

 

Nous observons à cet égard un certain décalage entre les objectifs juridiques visés et la réalité sociale qui s’en suit. Ce constat se rattache au système juridique séculaire et multiculturel indien, où la sphère publique est régie par le droit étatique et la sphère privée par un droit personnel partiellement régulé par l’État. Les différents groupes disposent en effet d’un droit différencié conforme à leur culture et identité (droit religieux, tribal ou local), tant que celui-ci n’entrave pas les droits fondamentaux garantis à tous. Dans les faits, ce système est dynamique et génère des tensions entre les différents droits. Confrontés dans leur vie quotidienne à ces divers systèmes normatifs, les sujets de droit choisissent les normes qui influenceront leur comportement. Le droit étatique n’est ainsi pas l’unique outil de référence des conduites et idéologies collectives, et plusieurs systèmes de régulation participent à l’identité normative des individus. Dans le cadre de la problématique des avortements sélectifs, il est demandé aux individus d’adhérer à un système dont les références ne correspondent pas au projet familial du groupe qui valorise la naissance d’un fils. Les deux entrent ainsi en conflit en proposant des projets de vie à la philosophie divergente : la perspective individualiste des droits des filles proposée par l’État vient remettre en question le projet familial et les rapports sociaux qui s’en suivent, soit toute la structure du groupe. Ces tensions sont un frein à la matérialisation de la norme, qui échoue à modifier les comportements et les représentations qui soutiennent une préférence pour les fils au détriment des filles. Une réflexion plus pointue sur des mécanismes juridiques et politiques visant le renforcement concret de l’application de la loi est désormais nécessaire.

This content has been updated on 12 September 2017 at 21 h 47 min.

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