L’inconduite sexuelle chez les professionnels de la santé : Le « jugement des pairs par les pairs » est-il à la hauteur?

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Par Marco Laverdière, avocat, enseignant en droit professionnel du secteur de la santé à l’Université de Sherbrooke


En septembre dernier, les autorités gouvernementales ontariennes ont annoncé qu’au cours de l’automne 2016 et de l’hiver 2017, de nouvelles mesures seront déployées pour lutter contre l’inconduite sexuelle chez les professionnels de la santé, en s’appuyant sur les recommandations du Groupe d’étude ministériel sur la prévention des agressions sexuelles envers les patients et la Loi de 1991 sur les professions de la santé réglementées.

 

Les mesures en question visent à resserrer de façon importante le cadre disciplinaire relatif aux professionnels de la santé, en faisant en sorte, par exemple, que la sanction minimale consistant en la révocation de permis s’applique à davantage d’actes d’inconduite sexuelle, en évitant les limitations de droit d’exercice consistant uniquement à écarter les clientèles d’un sexe donné, en augmentant les amendes pour certains intervenants qui s’abstiennent de dénoncer les cas d’inconduite sexuelle, en favorisant une plus grande transparence des ordres professionnels à ce sujet et, encore, en rendant plus accessible l’aide psychosociale pour les victimes. On souhaite aussi recourir aux services d’un expert pour que les processus d’enquête et de sanction relatifs à ces infractions au sein des ordres professionnels soient revus et améliorés.

 

Plusieurs autres recommandations du groupe d’étude n’ont pas été retenues, du moins dans l’immédiat, dont une en particulier qui pourrait être interprété comme découlant d’un constat d’échec du système de justice disciplinaire ontarien en ce qui concerne ce type d’infraction. Il s’agit ici de la recommandation suivant laquelle le traitement des plaintes relatives à l’inconduite sexuelle devrait être confié à un organisme spécialisé et indépendant des ordres professionnels. Dans la même veine, il est aussi recommandé que l’instruction des poursuites disciplinaires relève d’un tribunal indépendant plutôt que des conseils de discipline des ordres.

 

En plus de s’appuyer sur une recension de différentes défaillances observées par le groupe d’étude dans la façon par laquelle les ordres professionnels ontariens ont disposé des plaintes pour inconduite sexuelle au cours des dernières années, le raisonnement qui conduit à faire cette recommandation est, pour l’essentiel. présenté comme suit (p. 78 du rapport):

 

Can Self-Regulation Achieve Zero Tolerance of Sexual Abuse?

 

Each college is a concentrated repository for the specialized knowledge of its health profession. It is this base of expertise around health-related issues common to its profession that should have made the colleges well-suited to regulate the practices of their members while upholding patient safety in the public interest. As discussed in the recommendations made by this task force, sexual abuse of patients is an exception. The highly trained expertise of the health practitioner who serves as a college member does not necessarily extend to an adequate knowledge base and expertise in the complex realm of sexual abuse. This has been demonstrated in some of the more recent decisions by colleges -for example, those allowing doctors to return to practise with only “gender restrictions.”

 

On ne peut faire autrement que de percevoir, derrière cette analyse et cette recommandation, une certaine remise en question du principe d’autogestion qui, en Ontario comme au Québec, est à la base même du droit professionnel. Ce principe conduit notamment à miser sur l’autoréglementation pour l’encadrement normatif des professionnels et, en matière disciplinaire, sur le jugement des « pairs par les pairs ». Dans le contexte québécois, c’est notamment le rôle joué par le syndic, soit un membre de l’ordre doté de pouvoirs d’enquête et de poursuite pour traiter les plaintes du public, qui constitue une manifestation de ce principe. C’est aussi le fait que chaque conseil de discipline, soit le tribunal quasi-judiciaire chargé de décider de la culpabilité d’un professionnel et de la sanction à lui infliger, est constitué d’au moins deux professionnels nommés par l’ordre, qui instruisent chaque dossier avec un avocat nommé par le gouvernement et agissant à titre de président.

 

Il est permis de penser que le constat du groupe d’étude aurait peut-être été encore plus sévère si son mandat avait porté sur le système de justice disciplinaire québécois qui, ces dernières années, a fait l’objet d’un certain nombre de critiques en ce qui concerne le traitement des dossiers d’inconduite sexuelle. Ainsi, outre les constats et recommandations de certaines études indépendantes réalisées à ce sujet, plusieurs textes du chroniqueur Yves Boisvert, du quotidien montréalais La Presse, ont aussi révélé au grand public le fait que, bien souvent, les médecins faisant l’objet de plaintes disciplinaires pour inconduite sexuelle s’en tirent à bon compte. Ce même chroniqueur rapportait notamment, en 2013 et encore tout récemment, le « ras-le-bol » de l’actuel président du Collège des médecins, le Dr Charles Bernard, qui réclame une véritable politique de « tolérance zéro » à ce sujet, en interpellant notamment la ministre de la Justice et responsable de l’application des lois professionnelles afin que des changements législatifs soient apportés, faute de pouvoir compter sur une évolution jurisprudentielle sur cette question. Il semble d’ailleurs que la ministre s’apprête à donner suite à cette demande, en s’inspirant de ce que fait l’Ontario en matière de sanction.

 

À ce sujet, on note que la législation ontarienne a été modifiée dès 1993 afin de faire en sorte que pour toute une série d’actes d’inconduite sexuelle, la sanction minimale corresponde à une radiation (correspondant pour l’essentiel à un retrait complet du droit d’exercice) de 5 ans du professionnel trouvé coupable. Cette mesure suivait les recommandations formulées en 1992 par un premier groupe d’étude ministériel, dont les travaux ont été complétés par ceux d’un autre groupe de travail, en 2000, sans compter le plus récent dont il est ici question. Au Québec, on n’a pas observé un tel niveau de préoccupation gouvernementale sur cet enjeu, ce qui explique sans doute pourquoi, dans le cas d’une infraction d’inconduite sexuelle commise par un professionnel québécois, la sanction minimale consiste toujours en une amende et en une radiation temporaire, dont la durée n’est pas prescrite par la loi, ce qui conduit notamment à faire en sorte que, suivant les critères jurisprudentiel actuels, les radiations oscillent la plupart du temps entre un et quatre mois chez les médecins.

 

Ceci dit, pour soutenir de façon crédible une véritable politique de tolérance zéro, le Québec aurait tort de mettre uniquement l’accent sur certaines mesures spectaculaires, comme le rehaussement des sanctions. De fait, miser uniquement sur l’instauration, au plan législatif, d’une « peine plancher » plus sévère pour l’inconduite sexuelle pourrait avoir l’effet contreproductif de ne pas favoriser les plaidoyers de culpabilité et, donc, de faire en sorte que, dans plusieurs cas, les syndics pourraient être amenés à renoncer à déposer des plaintes disciplinaires, faute de preuve suffisante. Il faut ainsi comprendre que la preuve d’une infraction d’inconduite sexuelle s’avère souvent difficile à faire, suivant les règles actuelles Le témoignage de la victime étant généralement requis, il est fréquent que celle-ci, pour toute une variété de considérations fort compréhensibles, sera réticente à s’engager dans un processus judiciaire, qui n’est pas perçu comme étant très sensible à l’égard des vulnérabilités et séquelles qui découlent du traumatisme subi. La perspective d’un contre-interrogatoire musclé, et peut-être du reste légitime du point de vue du professionnel qui ferait face à la perspective d’une radiation de 5 ans par exemple, entrera bien sûr en ligne de compte. Ainsi, la possibilité qu’une mesure unique consistant à imposer des sanctions plus sévères conduisent à une situation où davantage de professionnels potentiellement coupables éviteraient non seulement des sanctions, mais même le dépôt d’une plainte disciplinaire et la publicisation de l’affaire, n’est donc pas à négliger. Voilà pourquoi dans la réflexion sur les solutions à considérer, il ne faut sans doute pas négliger d’autres volets, comme l’assouplissement des règles de preuve afin de favoriser le témoignage des victimes et l’accès à des mesures d’aide et d’accompagnement psychosociales pour celles-ci, sans compter les interventions de sensibilisation et de prévention auprès des professionnels.

 

Bien sûr, une autre solution pourrait aussi consister à aller dans le sens des recommandations du groupe d’étude ontarien, soit de faire table rase du système actuel pour les infractions d’inconduite sexuelle, en s’en remettant à une instance spécialisée et indépendante des ordres professionnels en cette matière. Une telle orientation pourrait par ailleurs conduire à adopter le même raisonnement pour toutes les infractions où ce n’est pas l’activité professionnelle elle-même, au plan clinique ou pratique, qui est en cause, mais plutôt des conduites ou des comportements associés à cette activité. On pourrait alors, par exemple, en arriver à concevoir qu’il faut confier à des instances spécialisées en matière financière les enquêtes et l’instruction des procédures disciplinaires liées à des conflits d’intérêt, malversations et réceptions de ristournes illégales qu’on observe pour certaines professions de la santé. On pourrait aussi le faire pour toute une variété d’autres infractions « non cliniques », comme celles qui concernent les obligations liées à la confidentialité et au secret professionnel, celles qui concernent la publicité, etc. En fait, en poursuivant dans cette veine, on pourrait arriver à une situation où il ne resterait plus beaucoup de raison de conserver le système actuel, avec son approche consistant à privilégier le jugement des pairs par les pairs.

 

Quoi qu’il en soit, comme l’ont révélé les auditions publiques récentes en commission parlementaire sur le Projet de loi 98 concernant l’admission à l’exercice et la gouvernance des ordres professionnels, sans compter les réactions générées par le rapport de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques de novembre 2015, une méfiance tenace à l’égard de la performance des ordres professionnels en matière de protection du public est régulièrement exprimée par différents observateurs. Si cette méfiance n’est pas un phénomène totalement nouveau, il faut sans doute aussi prendre la mesure des réactions de plus en plus vives de l’opinion publique à l’égard des cas d’inconduite sexuelle rapportés de façon constante par les médias.  Voilà qui devrait conduire à miser sur une sérieuse réflexion sur la qualité et l’efficacité de la justice disciplinaire en matière d’inconduite sexuelle, à moins d’accepter le risque de creuser davantage le déficit de confiance à l’égard du système professionnel québécois.

 

* Me Marco Laverdière est avocat et occupe le poste de secrétaire et directeur général d’un ordre professionnel du secteur de la santé au Québec. Il enseigne également au programme de maitrise en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke en plus d’être chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal.

This content has been updated on 12 September 2017 at 21 h 48 min.

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